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ELLE AVAIT DÛ attendre 17 heures pour se rendre à la bibliothèque. Comme les autres, elle devait se plier aux heures et aux priorités de la taule. Or, les horaires changeaient chaque jour pour éviter toute stratégie d’évasion.
Une fois dans la place, elle avait trouvé des livres sur l’histoire de la photographie. Depuis que Le Coz lui avait parlé de daguerréotypes, elle plaçait tous ses espoirs dans cette piste. En admettant que l’assassin de l’Olympe utilisât cette méthode pour immortaliser ses meurtres, elle devait tout connaître sur le sujet.
Son idée était simple. Jusqu’ici, le tueur avait été plus que prudent. Jamais on n’avait pu remonter la filière de l’héroïne, de la cire, des plumes ou des ailes de deltaplane. On n’avait pas non plus réussi à tracer sa piste à travers les produits anesthésiants qui avaient endormi le taureau sacrifié. Aucun lien n’avait pu être établi entre lui et les instruments de ses crimes. Peut-être avait-il été moins attentif avec ses daguerréotypes ? Peut-être les matériaux nécessaires à cette technique spécifique le trahiraient-ils ?
Selon ses bouquins, l’invention de Louis Jacques Mandé Daguerre, peintre parisien, date du milieu du XIXe siècle. Techniquement, le procédé est fondé sur le polissage d’une plaque de cuivre, recouverte d’une couche d’argent. Le support est ensuite exposé à des vapeurs d’iode pour le sensibiliser à la lumière. Dans un deuxième temps, on projette une image sur cette plaque grâce à un objectif puis on la révèle en l’exposant à des vapeurs de mercure. Une fois imprimée, le miroir poli est baigné dans de l’hyposulfite de soude puis protégé de l’oxygène de l’air par une couche de chlorure d’or.
Les livres étaient agrémentés d’illustrations : le grain d’imprimerie n’était pas terrible mais les images semblaient pourtant briller comme du mercure. Elle pensa à des songes. Ces clichés présentaient la même contradiction que les rêves, à la fois sombres et lumineux, vagues et précis. La sensation visuelle était qu’un nuage noir se déchirait pour révéler des motifs d’argent, dont le chatoiement avait quelque chose d’irréel.
Elle se plongea dans un ouvrage professionnel. Elle n’y comprit pas grand-chose mais suffisamment pour saisir que la technique était longue et complexe, notamment au moment de la prise de vue. Se pouvait-il que sur les scènes d’infraction, l’assassin ait pris le temps d’immortaliser son œuvre en suivant une telle méthode ? Difficile à croire. Pourtant, il y avait ce fragment de miroir trouvé auprès d’Icare. Le meurtrier avait brisé sur place une première plaque sensible avant de renouveler l’opération avec une autre… Il avait ramassé tous les morceaux mais un débris avait échappé à sa vigilance. C’était la seule façon d’expliquer la présence de ce vestige.
À cet instant, elle se demanda si on avait donné à Solinas une transcription détaillée de sa conversation téléphonique avec Le Coz. Elle ne le pensait pas. Il ne lui avait pas parlé des daguerréotypes. Elle était donc seule sur ce coup.
Elle abandonna sa lecture et ferma les yeux, tentant d’imaginer ce que pourraient être des daguerréotypes tirés des scènes de crime. Le Minotaure. Icare. Ouranos…
Soudain, Anaïs ouvrit les yeux. Les plaques, dans sa tête, n’étaient pas argentées mais dorées. Ou plutôt rougeoyantes. Inconsciemment, elle avait associé les étapes chimiques de cette technique ancienne et une énigme non résolue à propos du corps de Philippe Duruy. Le sang qu’on lui avait volé. Sa conviction, inexplicable : le tueur intégrait l’hémoglobine de sa victime dans le processus du développement. D’une manière ou d’une autre, il utilisait ce liquide vital pour révéler la lumière de l’image.
Anaïs s’était toujours passionnée pour l’art. Des souvenirs lui revenaient. Des légendes selon lesquelles Titien lui-même avait intégré du sang dans ses toiles. Rubens aussi aurait utilisé cette matière organique pour renforcer la chaleur de ses lumières, la vibration de ses chairs. Un autre mythe courait : au XVIIe siècle, on avait recours au sang humain pour fabriquer de la « mummie », une mixture qui, mélangée avec l’huile et les couleurs, constituait un glacis d’excellente qualité pour le fond des toiles.
Que ces histoires soient vraies ou fausses, peu importait : elles nourrissaient maintenant le scénario d’Anaïs. Elle n’était pas assez calée en chimie pour deviner à quel moment l’hémoglobine et son oxyde de fer pouvaient intervenir mais elle était certaine que l’Olympe de l’assassin ressemblait à ça : une galerie d’art abritant des plaques de sang séché et de chlorure d’or.
— Chatelet, c’est fini.
La gardienne se tenait devant elle. Elle demanda si elle pouvait photocopier quelques pages. On lui répondit que non. Elle n’insista pas. Au fil des couloirs et des portes verrouillées, son excitation ne retombait pas. Les daguerréotypes. L’alchimie. Le sang. Elle était certaine de tenir quelque chose mais comment vérifier ?
En guise de réponse, la porte de sa cellule se referma sur elle. Elle s’allongea sur son lit et perçut, de l’autre côté du mur, la radio d’une prisonnière. Le « 6-9 » de la station NRJ. Lily Allen, de passage à Paris, était interviewée par un animateur. La chanteuse anglaise expliquait qu’elle connaissait la première dame de France, Carla Bruni.
— Vous seriez prête à chanter en duo avec elle ? demanda l’animateur.
— Je sais pas… Carla est grande et moi, je suis toute petite. Ça ferait bizarre. Il vaudrait mieux que je fasse un duo avec Sarkozy !
Anaïs trouva la force de sourire. Elle adorait Lily Allen. Surtout la chanson « 22 » qui retrace, en quelques mots, le destin ordinaire et désespérant d’une trentenaire qui n’a pas vu passer sa jeunesse. Chaque fois qu’elle voyait le clip de la chanson, des filles dans les toilettes d’une boîte de nuit qui, en se refaisant une beauté devant le miroir, espèrent se refaire une vie, elle se voyait elle-même :
It’s sad but it’s true how society says her life is already over
There’s nothing to do and there’s nothing to say.
Elle ferma les yeux et revint aux images mythiques.
Des daguerréotypes laqués de sang.
Il fallait qu’elle sorte d’ici.
Qu’elle retrouve la trace du salopard.
Qu’elle stoppe le prédateur aux techniques de vampire.